Le Dakar est mort : faut-il vraiment s'en réjouir ?

Mon cher cousin,

Sur ton blog, tu te réjouis de la mort du Dakar, tout en ayant une pieuse pensée à la mémoire des 4 Français lâchement assassinés dans le désert mauritanien. Les arguments que tu avances sont des plus respectables, mais je regrette leur caractère spécieux.

Comme si nous étions à l'ombre du baobab, tu t'envoles lyriquement en déclamant que l'arrêt du Dakar est une amorce de libération. Il est vrai que je ne me fais aucune illusion sur l'indépendance banania, acquise il y a 47 ans environ. Le pire est que si sous la colonisation nous avions conscience d'être sous joug, en revanche, depuis notre accession à la souveraineté internationale, nous sommes redevenus des esclaves qui s'ignorent.

Sinon, pourquoi la vie d'un compétiteur du Dakar aurait-elle plus d'importance que celle d'un négrillon ? Je t'imagine monter sur tes grands chevaux, en maugréant contre cette indiscipline sémantique. Mais rappelle toi que le Dakar a déjà tué plusieurs enfants africains, sans susciter ni vague médiatique ni indignation de l'opinion. Après tout, pensent certains, le Dakar leur creuse des puits, leur construit des dispensaires, leur donne à manger. Les plus facétieux, voire les plus impolis, vont même jusqu'à dire que seul le rallye permet de ne pas oublier l'Afrique.

Si c'est de cette façon que l'Afrique doit entrer dans l'histoire, alors mieux vaut mourir. Qu'ils bouchent donc leurs puits, pour que nous périssions de soif ; qu'ils détruisent encore leurs dispensaires, afin que le paludisme nous emporte ; qu'ils jettent enfin leur nourriture aux cochons et aux chiens, pour que nos ventres se vident jusqu'à ce que nous mourions de faim. Grand-mère nous a appris à nous laisser mourir plutôt que de subir impuissamment le déshonneur.

J'ai parlé des chiens et des cochons. Loin de les mépriser, je les respecte. Mais ce n'est pas le cas des camions sauvages qui serpentaient le désert jusqu'au lac rose. Le long de leur itinéraire, ils étaient sans pitié sur l'environnement, massacrant sans état d'âme nos chèvres, nos girafes, nos acacias, et nos terres pourtant si fertiles. C'est à ce prix qu'ils faisaient plaisir aux yeux des télespecteurs du monde entier.

Tu penses certainement que je ne fais que commenter ton point de vue, sans le contredire. Eh bien, détrompe toi ! Nous avons longuement parlé, quand nous avions 18 ans, de la fierté. La phrase par laquelle nous nous saluions était justement relative à la fierté. Notre compétition consistait en la récitation de pages entières d'écrivains du mouvement de la négritude, notamment Césaire et Senghor. Mais aujourd'hui, je t'avoue que mes entrailles sont envahies par la honte et par le doute.

Honte et doute du fait que, depuis la nuit des temps, l'Afrique a toujours été déterminée de l'extérieur : nous avons subi l'esclavage, nous avons apparemment subi l'abolition de l'esclavage, nous avons subi la colonisation, nous avons subi la fin de la colonisation, nous avons subi la néo colonisation, nous avons subi la naissance et la mort du Dakar...

Franz Fanon a d'ailleurs résumé cette logique du malheur dans les "Damnés de la Terre", titre éloquent de l'un de ses livres. Mais au pessimisme de cet auteur, je préfère la sagesse de Platon qui martelait : " certains esclaves, même affranchis, ne s'affranchiront jamais de leurs oeuvres serviles."

En refusant de prendre notre destin en mains, en fermant nos yeux sur notre passé, en imputant à d'autres nos malheurs, en attendant naïvement qu'on nous livre le bonheur clefs en mains, nous nous comportons exactement comme des esclaves affranchis qui n'assument pas leur liberté. Nous ne serons respectés qu'à partir du jour où nous ferons un bon usage de cette liberté, et nous ne serons libres que le jour où nous arrêterons de faire la manche à travers la planète. Qui tient la bourse tient le pouvoir, et la main qui donne a une supériorité "naturelle" sur celle qui reçoit.

Tu vois que le Dakar aurait pu mourir d'une belle mort. Les gouvernants africains auraient pu mettre un terme à ce nouveau visage de la conquête de l'Afrique, mais ont préféré la servilité à la responsabilité. Pour autant les organisateurs, véritables conquérants aux habits d'humanistes, ne tirent aucune gloire de la fin du Dakar. Ils savent que cet événement n'a pas seulement mis à terre leurs collaborateurs du continent noir. Eux aussi ont subi une lourde défaite car, face au terrorisme, il n' y a qu'un vainqueur : Ben Laden, ce schizophrène qui confond sa barbarie avec Allah.

Cette nouvelle victoire d'Al Quaeda n'honore pas non plus les femmes et les hommes épris de paix et de justice. Morale de cette histoire des temps présents : à défaut de vivre fraternellement et respectueusement, nous faisons la part (trop) belle aux fanatiques de tous bords, qui peuplent moins de 0,01 % de l'humanité.

Bien amicalement à toi, mon cher cousin.